Études tsiganes, n°38, coordonné par M. Olivera.
Résumé
Cette étude s'appuie sur le travail de terrain que je mène depuis 2001 avec des musiciens professionnels tsiganes au nord-est de la Roumanie. Ces musiciens, accompagnent traditionnellement de grandes fêtes et cérémonies — mariages, baptêmes, enterrements, fêtes de saint patron, etc. — à la demande de commanditaires le plus souvent roumains. Dans les années 1990, plusieurs ensembles de la région (des fanfares en particulier) ont commencé à voyager pour des tournées de concerts à travers le monde. Fortement rémunératrices, celles-ci incitent les musiciens à développer leurs prestations dans le sens des attentes du public occidental. Le nomadisme, la vie de Bohême, l'improvisation et la débrouillardise sont fréquemment mis en avant : on les retrouve dans les notices et l'iconographie accompagnant les concerts et les disques, mais aussi dans le jeu musical lui-même, et dans les attitudes scéniques, qui ont dû subir des transformations importantes pour intégrer le marché global des musiques du monde.
Le contraste n'en est que plus frappant avec les valeurs que les musiciens mettent en avant dans leurs discours, qui influencent leurs vies au village, et déterminent en partie leurs goûts musicaux. Tous parlent du voyage comme d'une corvée. L'argent gagné leur sert avant tout à construire des maisons en dur, solides, massives, qui cristallisent les nostalgies durant les longues tournées à l'étranger. Dans tous les domaines mettant en œuvre une forme de technique, « improviser » est un terme péjoratif. Cela vaut également en musique, où les connaisseurs (presque tous tsiganes) évaluent plutôt la maîtrise, le raffinement judicieusement pensé des arrangements et la précision horlogère du jeu collectif. Ce n'est que lorsque ces qualités sont réunies qu'ils parlent de « musique romani » (tsigane), le reste étant de la musique gajicani (celle des non tsiganes). Par une curieuse inversion des stéréotypes, les musiciens tsiganes attribuent aux Gaje un penchant pour le désordre et l'approximation, tandis qu'eux mêmes revendiquent l'élégance, la qualité et l'assurance des choses vraies. Dans cet article, j'aimerais illustrer ce contraste à travers plusieurs exemples. Je proposerai ensuite quelques pistes pour comprendre les mécanismes sous-tendant cette construction identitaire.
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Cette étude s'appuie sur le travail de terrain que je mène depuis 2001 avec des musiciens professionnels tsiganes au nord-est de la Roumanie. Ces musiciens, accompagnent traditionnellement de grandes fêtes et cérémonies — mariages, baptêmes, enterrements, fêtes de saint patron, etc. — à la demande de commanditaires le plus souvent roumains. Dans les années 1990, plusieurs ensembles de la région (des fanfares en particulier) ont commencé à voyager pour des tournées de concerts à travers le monde. Fortement rémunératrices, celles-ci incitent les musiciens à développer leurs prestations dans le sens des attentes du public occidental. Le nomadisme, la vie de Bohême, l'improvisation et la débrouillardise sont fréquemment mis en avant : on les retrouve dans les notices et l'iconographie accompagnant les concerts et les disques, mais aussi dans le jeu musical lui-même, et dans les attitudes scéniques, qui ont dû subir des transformations importantes pour intégrer le marché global des musiques du monde.
Le contraste n'en est que plus frappant avec les valeurs que les musiciens mettent en avant dans leurs discours, qui influencent leurs vies au village, et déterminent en partie leurs goûts musicaux. Tous parlent du voyage comme d'une corvée. L'argent gagné leur sert avant tout à construire des maisons en dur, solides, massives, qui cristallisent les nostalgies durant les longues tournées à l'étranger. Dans tous les domaines mettant en œuvre une forme de technique, « improviser » est un terme péjoratif. Cela vaut également en musique, où les connaisseurs (presque tous tsiganes) évaluent plutôt la maîtrise, le raffinement judicieusement pensé des arrangements et la précision horlogère du jeu collectif. Ce n'est que lorsque ces qualités sont réunies qu'ils parlent de « musique romani » (tsigane), le reste étant de la musique gajicani (celle des non tsiganes). Par une curieuse inversion des stéréotypes, les musiciens tsiganes attribuent aux Gaje un penchant pour le désordre et l'approximation, tandis qu'eux mêmes revendiquent l'élégance, la qualité et l'assurance des choses vraies. Dans cet article, j'aimerais illustrer ce contraste à travers plusieurs exemples. Je proposerai ensuite quelques pistes pour comprendre les mécanismes sous-tendant cette construction identitaire.