Couverture du livreCours donné à l'Université Paris-X, 2e semestre de l'année 2007, dans le cadre du module "Qu'est-ce que l'ethnomusicologie?" (L2 SSA), sur:

Steven Feld, Sound and Sentiment. Birds, Weeping, Poetics, and Song in Kaluli Expression, Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1990 (1982 pour la 1reéd.).

Ci-dessous, des notes et quelques images. Les images proviennent de l'ouvrage. Les enregistrements sont de S. Feld et figurent sur le disque Bosavi: Rainforest Music From Papua New Guinea, Smithonian Folkways,000059RTY.

Introduction

Le livre s'ouvre par cette phrase:

This is an ethnographic study of sound as a cultural system, that is, a system of symbols, among the Kaluli people of Papua New Guinea. (p. 3)

[Remarquer que Feld emploie le mot «son»de préférence au mot « musique».] Il s'agit de partir d'une analyse des modalités d'utilisation du sonore, pour aboutir à la compréhension de l'« ethos and quality of life in Kaluli society»(ibid.).

Les Kaluli vivent dans une forêt tropicale, sur les pentes nord du mont Bosavi. Ils cultivent le sago et quelques autres comestibles, élèvent des cochons, chassent le petit gibier environnant et pêchent dans les nombreux cours d'eau des environs. Ils vivent dans de grandes «maisons»communes, regroupant plusieurs familles appartenant au même clan patrilinéaire. [Maison = structure faite essentiellement d'un toit sur pilotis, en végétaux].

Ce livre se concentre sur la cérémonie du gisalo. Gisalo est l'un des cinq cérémoniels des Kaluli, le seul dont ils affirment que ce sont eux qui l'ont créé. Il a lieu la nuit, du coucher au lever de soleil, dans une des grandes maisons, éclairée par des torches. Le gisalo est fait par des invités venant d'une autre communauté. Ceux-ci préparent de nouvelles chansons et de nouveaux costumes pendant quelques semaines avant l'événement. Leurs hôtes préparent, quant à eux, de la nourriture, pendant quelques jours. Les occasions pour le gisalo sont les mariages, les distributions de porc, et d'autres échanges formalisés entre différentes communautés.

La performance se déroule de la manière suivante. À la nuit tombée, les danseurs entrent dans la maison. Ils dansent de long en large, accompagnés par des hochets et un chœur. Les chants sont chantés d'une voix plaintive et leurs textes sont tristes. Ils évoquent la perte et l'abandon. Ils citent souvent des lieux connus de leurs hôtes, dans l'intention de les rendre tristes et nostalgiques. Les hôtes écoutent attentivement ces «cartes chantées». Lorsqu'ils sont pleinement émus, ils pleurent et se lamentent à haute voix. La réaction s'étend parfois ainsi de proche en proche à travers l'auditoire. Irrité par la douleur que les danseurs/chanteurs lui font ressentir, l'un des hôtes bondit, prend une torche et en écrase l'extrémité incandescente sur l'épaule d'un danseur. Celui-ci continue comme s'il n'avait pas été brulé et qu'il n'avait rien senti. [On en comprend -- et d'autres détails le confirment -- que les danseurs sont en une sorte de transe, où leur comportement psychique/physiologie est forement altéré. Mais ce n'est pas ce qui intéresse Feld.] L'hôte qui avait bondi ainsi se rasseoit ou sort sur le pas de la maison, pour pleurer tout seul.

Le lendemain, ces cérémonies sont suivies d'échanges d'aliments. On discute de la manière dont les chansons ont ému l'audience. Le fait que des danseurs aient été brûlés est secondaire. Ce dont on parle est la force émotionnelle de ces chansons.

Feld voudrait comprendre la dynamique des pleurs, du chant et de la poésie. En d'autres termes, comment l'émotion est-elle suscitée? Pour cela, il ne construit pas son livre comme une lente enquête policière, alant d'indice en indice. Plutôt, il nous donne d'emblée sa thèse. Pour lui, la clef se trouve dans un mythe: celui du garçon qui devint un oiseau muni. Les mélodies et les textes chantés dans le gisalo sont construits dans un cadre de référence émotionnelle donné par cette histoire.

Mythe de l'oiseau muni

Il y avait jadis un garçon et sa grande sœur. Ils s'appelaient ade l'un l'autre. [Ade est un rapport sur lequel nous reviendrons. En deux mots, il s'agit du terme par lequel s'appellent les frères et sœurs d'une même union.] Un jour, ils allèrent pêcher ensemble dans un petit ruisseau. Assez vite, la sœur prit un poisson. Son frère n'avait rien. Il se tourna vers elle et lui dit «Ade, je n'ai pas de poisson.»Elle lui répondit: «Je ne te le donnerai pas. Il est pour notre mère.»
Plus tard, sur une autre rive, la sœur prit un autre poisson. Son frère, toujours rien. Il demanda à nouveau: «Ade, je n'ai pas de poisson.»Elle lui répondit: «Je ne te le donnerai pas, il est pour notre père.»Triste, son frère espère encore attrapper un poisson à lui. Mais c'est encore la sœur qui attrape, un peu plus tard, le troisième poisson. Là encore, le frère demande: « Ade, je n'ai pas de poisson». Elle répond: «Je ne te le donnerai pas. Il est pour notre frère aîné.»
Le garçon se sentit très triste. À ce moment là, il attrappa une crevette. Il la prit et la serra dans sa main. Lorsqu'il ouvrit ses doigts, la crevette était toute rouge. Il en sortit la chair et mit la carapace sur son nez. Son nez devint rouge vif. Il regarda ses mains: elles étaient devenues des ailes. 
Lorsque la sœur se tourna vers son frère et vit qu'il était devenu un oiseau, elle fut très inquiète. Elle dit: «Ade, ne t'envole pas.»Il ouvrit la bouche pour répondre mais aucun mot n'en sortit. Juste le chant aigu de l'oiseau muni. Il s'envola, en répétant le chant de l'oiseau muni: un e e e e descendant. Sa sœur était en larmes. Elle lui dit: «Oh, ade, reviens, prends le poisson, tout le poisson, reviens et mange le poisson.» Mais ce fut en vain. Le garçon était à présent un oiseau muni, qui pleurait sans s'arrêter.
Après un temps, ses pleurs devinrent plus lents et posés:
"Ton poisson, Tu ne me l'as pas donné. Je n'ai pas de ade. J'ai faim".
Chant concluant le mythe du garçon-oiseau muni
Chant concluant le mythe du garçon-oiseau muni

Chant concluant le mythe du garçon-oiseau muni
 

Ade renvoie à l'idée de «substance partagée»: le frères et sœurs d'une même union sont faits de la même «substance». Mais c'est aussi un rapport asymétrique. Les jeunes garçons apprennent très tôt à solliciter leur entourage: à insiter, cajoler, pleurer, etc., jusqu'à obtenir ce qu'ils veulent. Les filles en revanche sont détournées aussi vite que possible de cette attitude d'»enfant sans défense». Elles apprennent à aller chercher de l'eau, à couper du bois, à s'occuper de leurs autres frères et sœurs...Les garçons sont censés solliciter, en insistant si besoin est, tandis que les filles sont censées être dévouées.

Ce rapport n'est pas respecté dans le mythe. Pire, la sœur invoque des prétextes de plus en plus aberrants: la mère (qui redistribuera peut-être), le père (moins sur), le frère aîné (c'est à dire un autre ade).

Par ailleurs, Feld montre que dans l'usage quotidien des Kaluli, la phrase «Je n'ai pas de X» mène à trois inférences:

Je n'ai pas de X:
  1. Tu as manifestement quelque-chose que je n'ai pas.
  2. J'en veux une partie et je pense avoir des droits pour cela.
  3. Tu ne devrais pas te contenter de m'en donner. Tu devrais aussi être triste que je n'en aie pas.

Cette forme d'interaction n'affirmer pas seulement un désir ou des droits. Elle implique aussi un rapport émotionnel d'empathie: «je suis triste de ne pas avoir de X...et tu devrais l'être aussi».

C'est un rapport fréquent, particulièrement entre ade. Il fonde une société largement égalitaire mais il a aussi d'autres conséquences. Par exemple, il est aussi impensable de ne pas donner de la nourriture à un enfant qui en demande... Être affamé, c'est donc plus qu'une condition physiologique: c'est aussi ne pas avoir à qui demander donc, être seul. Dans les mythes et les chants, la faim apparaît ainsi comme un symbole de l'isolement et de l'abandon. À l'extrême, c'est la mort. Ainsi, le garçon qui demande à sa sœur de la nourriture s'aperçoit qu'il n'a pas de ade, au point qu'il en devient non-humain. Pas n'importe quel non-humain d'ailleurs: les oiseaux ont une place particulière dans la faune locale.

Ornithologie

D'après les Kaluli, les oiseaux sont les reflets des âmes des morts. En fait, il y a, deux mondes: l'un est celui qu'on connaît et l'autre en est un reflet que nous ne voyons pas, en temps normal. Les hommes y sont des cochons sauvages et les femmes des oiseaux casoar. Lorsque quelque-chose arrive à nos doubles reflétés dans l'autre monde, nous le sentons ici. À notre mort, notre reflet apparaît dans le monde visible, sous forme d'un animal, le plus souvent d'un oiseau. Voilà pour l'aspect symbolique (brossé à grands traits).

Sur le plan proprement ornithologique, les Kaluli classent les oiseaux en fonction de caractéristiques morphologiques (bec, plumes, pattes, etc.). Mais dans la fôret tropicale, où on voit rarement à plus de 10 mètres, un autre classement est, en pratique, plus fréquent et plus spontané. Il est basé sur le son que font les oiseaux. Certains «chantent», d'autres «pleurent», d'autres «sifflent», d'autres « parlent la langue des Kaluli», d'autres «disent leur nom»...Par aileurs, les Kaluli distinguent les différentes fonctions des appels: alarme, parade nuptiale, etc. Lorsqu'on parle d'un oiseau, les Kaluli ne se représentent pas forcément une image (car ce peut être un oiseau qu'ils ne voient pas souvent de près): tous les oiseaux ont en revanche une existence acoustique. À l'inverse, cette image sonore relativement précise peut être appelée, évoquée, par la musique.

FELD consacre de longues pages à décrire ces manières de classer les oiseaux. La description part en fait de la taxinomie mais aboutit à chaque fois à des faits plus ou moins anecdotiques mais révélateurs du rapport des Kaluli aux oiseaux.

On apprend par exemple que les Kaluli distinguent une catégorie d'oiseaux qui «sifflent». «Siffler», c'est une manifestation sonore. Mais le mot employé pour ces oiseaux qui sifflent n'est pas simplement le mot pour dire siffler (holan). Ce mot est précédé du préfixe sa: les oiseaux qui sifflent font sa-holan. Sa- est un terme générique pour «chute d'eau». Appliqué au domaine sonore, sa- est un préfixe qui indique que les sons descendent, rentrent. Au delà de ce sens étymologique, l'expression sa-holan s'emploie au sens de « siffler avec des mots en tête». Les humains peuvent sa-holan mais aussi les oiseaux, en tout cas ceux de ce groupe-ci. L'oiseau muni en fait partie.

[Cet exemple donne une idée du type de système symbolique que Feld entend mettre à jour. Parler de «musique» serait vraiment plaquer un concept inapproprié. Il y a un type de son, un type de pensée (avoir des phrases en tête), des êtres de l'écosystème des Kaluli, des émotions, l'esprit reflété des proches disparus...Tout cela se tient ou plutôt, est tenu ensemble par les Kaluli. Les oiseaux servent de médiateurs entre le son et l'émotion.

Chanter, pleurer, se lamenter

 

FELD analyse en détail les manifestations sonores de la tristesse, par les hommes et par les femmes. Les situations de tristesse publique et plus ou moins institutionnalisée sont les cérémonies (en particulier celle du gisalo) et les veillées funèbres.

Dans l'ensemble, les hommes sont censés pleurer, tandis que les femmes se lamentent. Les premiers ont une réaction censée être brute, naturelle, qu'on ne peut juger esthétiquement. Les secondes en revanche, élaborent des textes, selon certains canons, sur des courbes mélodiques plus complexes.

 

Pleurs et lamentations
Pleurs et lamentations

Pleurs et lamentations

 

Les pleurs des hommes ne sont donc pas vraiment comparables aux lamentations des femmes. Le chant gisalo, pratiqué par les hommes l'est, lui, beaucoup plus. Ils chantent avec une voix de falsetto: proche des chants d'oiseaux, cette voix rappelle aussi celle des femmes qui se lamentent...En fait, d'après Feld, les lamentations sont construites sur le même modèle que la seconde partie du chant du mythe du garçon qui devint un oiseau muni (textes plus élaborés, insistant sur le sol final). Le chant gisalo correspondrait, lui, à la première partie de ce chant mythique (peu de textes, insistance sur le la [et parfois sol]).

Topographie et poétique

Dans les deux cas, les textes s'appuyent sur de fréquentes références à la topographie locale: «tu n'es pas ici / tu n'es plus là-bas / nous avions été là ensemble», etc. Dans les lamentations funéraires, ce genre de vers alterne avec d'autres: «pourquoi dors-tu autant? / je me rappelle que tu disais toujours ça», etc. Dans le gisalo, il ne reste parfois que les noms de lieux suivis d'onomatopées.

Une carte tok (dessinée par Feld)
Une carte tok (dessinée par Feld)

Une carte tok (dessinée par Feld)

Notion de tok: chemin, porte, route. Appliqué au chant, le sens serait plutôt celui de «carte». C'est sur cette carte que s'appuie, aux dires des Kaluli, l'efficacité textuelle. Le gisalo est fait par une communauté invitée pour une autre, qui reçoit. Les invités doivent alors employer, dans leurs chants, une carte qui fasse sens pour leurs hôtes. C'est un précepte explicite de la poétique Kaluli: comme le disait l'un des interlocuteurs de Feld, « Il faut chanter un tok qui ait leurs endroits à eux. C'est en entendant leurs endroits qu'ils se mettent à pleurer.»

[Noter ce que cela veut dire en termes d'empathie: le chanteur connaît suffisamment la vie des auditeurs pour leur rappeller leurs propres anecdotes chargées d'émotions...Cela, au niveau du groupe (gisalo) ou de l'individu (médiumnisme, où le chant s'appelle aussi gisalo)]

Oiseaux et mélodie

FELD approfondit davantage encore le parallèle entre chanteurs/danseurs de gisalo et oiseaux, en étudiant les costumes des danseurs et les métaphores employées pour décrire la mélodie. Pour ce dernier point, il essaye lui-même de chanter et relate la manière dont ses interlocuteurs le conseillent et le corrigent.

Sans entrer dans les détails, à travers la danse et le chant, on voit se dessiner une image globale: celle de l'oiseau à côté d'un cours d'eau. Un certain nombre de métaphores employées pour parler de la mélodie proviennent de la terminologie des cours d'eau (on a vu par exemple la référence aux cascades, pour les sons qui rentrent et «descendent»dans le corps). Les danseurs portent un costume fait de plumages. Dans le mouvement chorégraphique, cet accoutrement non seulement rappelle l’image d’un oiseau sautillant près du sol, mais produit en outre un chuintement analogue à celui d’une rivière. Dans la semi-pénombre dans laquelle se déroule le rituel, et de par son étirement temporel sur toute la nuit (apte à induire des états de demi-sommeil chez les spectateurs), ce dispositif est particulièrement propice à entretenir une sorte de rêverie-illusion dans laquelle les danseurs paraissent effectivement incarner des entités non-humaines.

Conclusion  

Dans le gisalo, on a donc des étrangers qui viennent et évoquent les endroits de ceux qui les reçoivent, en employant une mélodie et une mise en scène qui les assimile à des oiseaux, c'est à dire, potentiellement, aux reflets des âmes des morts, c'est à dire à ceux qui étaient jadis d'ici mais sont devenus, depuis, des étrangers...On voit comment le système symbolique se ramifie et s'enveloppe de plus en plus, autour du mythe du garçon qui devint un oiseau muni. Dans cette anthropologie du sonore, le mot musique n'apparaît presque jamais. Il y a d'excellentes raisons à cela. Reste toutefois qu'entre les positions comme celle de Blacking, pour qui la musique est une capacité humaine et celles de Feld (et d'autres chercheurs dans la même veine), s'ouvre un abîme théorique assez important. Que'est-ce que l'ethnomusicologie étudie? Des conduites sonores ? Des musiques ? Selon la réponse que l'on donne à cette question, on s'engage sur deux pistes assez différentes.