Cours donné à l'Université Paris-X, 2e semestre de l'année 2007, dans le cadre du module "Qu'est-ce que l'ethnomusicologie?" (L2 SSA), sur:
J.-J. Nattiez. Musicologie générale et sémiologie, Christian Bourgois Editeur, 1987.
(Ci-dessous, des notes et quelques images mais sans les sons accompagnant le cours)
Sommaire de l'ouvrage:
Introduction
Ch. 1: Une théorie sémiologique
1re partie: Sémiologie du fait musical
Ch. 2: Le concept de musique
Ch. 3: Le concept d'œuvre musicale
Ch. 4: Le statut sémiologique de l'objet sonore
Ch. 5: Le symbolisme musical
2e partie: Sémiologie du discours sur la musique
Ch. 6: L'objet de l'analyse musicale
Ch. 7: Sémiologie de l'analyse musicale
Ch. 8: Le discours du musicien
3e partie: Sémiologie des paramètres musicaux
Ch. 9: Harmonie
Ch. 10: Mélodie
Ch. 11: Rythme et mètre
Ch. 12: De la tonalité à l'atonalité
Sur l'auteur
Jean-Jacques Nattiez est un musicien et musicologue québécois né en 1945 à Amiens, en France. Pionnier dans la sémiologie de la musique il est actuellement enseignant à l'université de Montréal. Il a principalement étudié la sémiologie avec Georges Mounin, Jean Molino et Nicolas Ruwet, avant d'appliquer les concepts de cette discipline à la musique.
Il s'est particulièrement attaché aux écrits théoriques et aux œuvres du compositeur et chef d'orchestre Pierre Boulez. Il a écrit quelques textes ethnomusicologiques, en particulier des articles sur les jeux de gorge des Inuit. Mais c'est surtout par ses réflexions sur la sémiologie de la musique qu'il a influencé les ethnomusicologues.
Cette théorie est générale. En principe, elle s'applique aussi bien à la musique classique occidentale qu'aux autres musiques de par le monde. Nattiez l'élabore en se référant fréquemment à Jean Molino. Ce dernier est sémiologue. Plus âgé que Jean-Jacques Nattiez, il fut, pour ce dernier, une sorte de «maître à penser». Le livre dont nous alons parler aujourd'hui lui est, d'ailleurs, dédié.
Qu'est-ce qu'un signe?
Nattiez évalue plusieurs définition du signe. Il s'arrête en fin de compte sur la définition de Peirce.
Charles Sanders Peirce (10 septembre 1839 - 19 avril 1914) est un sémiologue et philosophe américain. Il est considéré comme l'un des pères de la sémiologie contemporaine.
Peirce a en fait donné plusieurs définitions du signe. Nattiez en compte pas moins de 13 et propose donc de les combiner.
"Un signe, ou represantamen, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s'adresse à quelqu'un, c'est à dire qu'il crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu'il crée, je l'appelle l'interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet" (Peirce, Ecrits sur le signe, Paris: Seuil, 1978)
>> "Nous appellons forme symbolique un signe ou un ensemble de signes auquel est rattaché un complexe infini d'interprétants." (Nattiez p. 30)
Quelques traits saillants du signe ainsi défini:
- Le signe renvoie à quelque-chose pour quelqu'un.
- Ce à quoi renvoie le signe est lui-même un signe. C'est là l'une des originalités de Peirce.
- "Chaque signe déterminant un interprétant qui est lui-même un signe, tout signe engendre un autre signe."
- L'objet du signe est donc virtuel (c'est Nattiez qui le dit). Il "n'existe que dans et par la multiplicité infinie des interprétants par lesquels l'utilisateur du signe cherche à le viser."
Signe et communication
Ceci est qq peu différent (en opposition) avec la conception structuraliste du signe. Il n'y a pas un code commun à l'émetteur et au récepteur. On ne décode pas un «message». Il n'est d'ailleurs même pas nécessaire de voir le signe comme un «message» émis délibérémént. Tout peut être interprété comme un signe. Dès le moment où on met une chose en rapport avec une autre, la première est un signe pour l'autre. Un nuage qui annonce l'orage est tout autant un signe que la rubrique météo du journal, qui annonce le même orage à l'aide de mots et de cartes.
Le schéma jakobsonien
EMETTEUR >>>> MESSAGE >>>> RECEPTEUR
devient
EMETTEUR >>(processus poïétique)>> TRACE <<(processus esthésique)<< RECEPTEUR
Comme il n'y a pas nécessairement un «code» commun, le signe n'instaure pas nécessairement une communication. C'est un point particulièrement important pour l'analyse musicale. On sait bien que l'écoute d'une musique peut susciter des réactions et des impressions différentes chez différents auditeurs. Parfois, ces réactions peuvent être différentes de celles que le musiciens lui-même a en tête. Les cas où tout le monde se retrouve à communier, dans un sentiment partagé existent mais ce sont des cas parmi d'autres.
«La sémiologie n'est pas la science de la communication. Telle que nous la concevons, c'est l'étude de la spécificité du fonctionnement des formes symboliques et des phénomènes de renvoi auxquels ils donnent lieu.»(p. 37)
La communication n'est donc qu'un cas particulier des échanges symboliques.
"La théorie sémiologique de Molino [à qui le livre est dédié, et à laquelle J.J. se rallie] implique :a) qu'une forme symbolique (un poème, un film, une symphonie) n'est pas l'intemédiaire d'un processus de <<communication>> qui transmettrait à une audience les significations intentionnées d'un auteur ; b) mais le résultat d'un processus complexe de création (le processus poïétique) qui concerne tout autant la forme que le contenu de l'oeuvre ; c) et le point de départ d'un preocessus complexe (le processus esthésique) de réception qui reconstruit le message.d) Les processus poïétique et esthésique ne se correspondent donc pas nécessairement ... "(p. 38)
Trois dimensions du phénomène symbolique:
- dimension poïetique (processus créateur);
- dimension esthésique (construction de l'interprétation);
- trace ou «niveau neutre» (manifestation physique de la forme symbolique).
A chacune correspond un niveau d'analyse...
Le concept de musique
Difficulté du concept... A la fois en occident et de par le monde...
D'un autre côté, Nattiez penche pour une analyse de la musique en tant que faculté humaine. Les mots qui existent dans la langue et leurs étendues sémantiques, montrent uniquement ce à quoi cette faculté est associée. Pour les Inuits par exemple, le katajjaq est un jeu. Il y a un autre mot pour dire «chant chamanique». Il serait abbérant (pour les Inuits) d'utiliser ce mot pour parler du katajjaq. Il existe bien, en langue Inuit, une catégorie générale à laquelle appartiennent aussi bien les jeux de gorge que les chants chamaniques: c'est celle de nipi. Mais la langue parlée et un certain nombre d'autres sons sont égalament nipi(ce en quoi, on hésite à traduire nipi par «musique»). De tout cela, il ne faut pas, dit Nattiez, conclure que les Inuits ne font pas de la musique lorsqu'ils jouent au katajjaq. Ils associent le katajjaq à un jeu parce que, par exemple, il implique une notion d'endurance (ce qui n'est pas le cas du chant chamanique). Mais c'est la même capacité de manier le sonore qui est mise en œuvre dans les deux cas. Autrement dit, au delà des définitions locales il faut, dit Nattiez, chercher des «universaux de la musique».
Ces universaux ne sont pas nécessairement dans la trace sonore. Nattiez se réfère notamment à Blacking (How musical is man). Les universaux de la musique doivent être cherchés avant tout dans les processus qui lui donnent naissance, et dans ceux par lesquels elle est interprétée. Autrement dit, ce n'est pas dans le son lui-même qu'on trouve les traits constants mais dans les comportements qui les entourent.
"On peut tirer des analyses qui précèdent les conclusions suivantes :
- Le son est une donnée irréductible du musical. Même dans les cas - marginaux, semble-t-il - où il est absent, il est tout de même présent par allusion.
- Le musical est du sonore construit, organisé et pensé par une culture.
- Il n'y a pas de limites a priori au nombre et au genre d'interprétants qui peuvent être rattachés à un complexe sonore par leurs producteurs et leurs auditeurs.
- Il n'y a pas de sémiologie musicale possible (...) sans tenir compte de l'environnement culturel du phénomène étudié, et celà ne vaut pas que pour les musiques de tradition orale.
- L'analyse sémiologique résulte de la combinaison des catégories et découpages propres à une culture, et de la description immanente (l'analyse du niveau neutre) des phénomènes sonores étudiés.
- Si la musique apparait bien comme un fait universel, il existe sans doute des universaux de la musique, mais il faut les chercher, plutôt qu'au noveau des structures immanentes, du côté des stratégies poïétiques et esthésiques, c'est à dire des processus."
(p. 95)
Le concept d'oeuvre musicale
La question est trop large pour être débattue en détail ici. Mais on peut esquisser les grandes lignes du problème. Celui-ci apparaît surtout lorsqu'on confronte cette notion d'œuvre aux pratiques musicales dites «de tradition orale».
Dans la musique écrite, les choses sont relativement simples. L'œuvre est écrite, par un compositeur. C'est une partition. Dessus, il y a un certain nombre d'informations (des notes, leurs hauteurs, leurs durées, un tempo, des accents, etc.). En jouant cette partition, on interprète l'œuvre. Aucun doute là dessus: l'œuvre est un prototype, dont plusieurs réalisations sont possibles.
Mais où situer l'œuvre pour une musique qui n'emploie pas de partitions? D'un côté, il est clair que, sauf cas exceptionnels, les musiciens ne jouent pas au hasard. Ils ont, en tête, un modèle plus ou moins précis. Cela peut être un simple principe de composition (dans les musiques les plus improvisées), ou bien une structure plus précise, comme une chanson par exemple. Mais d'un autre côté, même lorsqu'on parle d'une chanson, il y a toujours plusieurs manières de la chanter. On la chante à diverses hauteurs pour commencer (les hommes dans un registre plus grave, les femmes dans un registre plus aigu par exemple). On la chante à des tempi différents... Et dans les musiques de tradition orale - celles des paysans européens par exemples - les variations peuvent être plus importantes encore. Parfois, les textes de la chanson changent (la mélodie restant la même). Parfois, c'est tout un pan de la mélodie qui varie (le refrain par exemple, qu'on élimine ou dont on change la mélodie)... On peut aussi modifier le rythme et changer le mode du morceau (le faire passer de majeur en mineur).
Ces variations apparaissent lorsqu'on compare plusieurs exécutions mais parfois aussi, au sein de la même exécution. Nattiez cite l'ethnomusicologue roumain Constantin Brăiloiu, qui avait travaillé sur ces questions. Il avait notamment mis au point une méthode de transcription analytique des mélodies.
Exemple de transcription synoptique
Ici, la variation apparaît au cours de l'éxécution de la même pièce par les mêmes musiciens. Mais on observe également de telles variations entre différentes exécutions. Souvent, les musiciens diront que c'est la même pièce qu'ils jouent. Mais en l'absence de partitions, ce qui fonde l'identité de cette pièce, son «modèle», peut être plus ou moins difficile à mettre en évidence. Faut-il encore parler d'œuvre dans ce cas?
Nattiez pense que oui, tout en reconnaissant que dans ces musiques de «tradition orale», l'œuvre et son exécution sont confondues. Mais c'est une hypothèse relativement fragile. De fait, les ethnomusicologues n'emploient pas le concept d'œuvre pour parler des musiques de tradition orale. C'est un point a fait l'objet d'intenses débats et qui n'est toujours pas réglé (bien que ces débats ne soient plus vraiment d'actualité). Lorsque dix musiciens disent qu'ils jouent la même mélodie, mais que cela se traduit par dix versions très différentes les unes des autres, que faut-il penser? Doit-on croire qu'ils ont tous le même modèle en tête, mais qu'ils le réalisent de façons différentes? Ou doit-on penser qu'ils ont en tête des modèles semblables mais pas tout à fait identiques non plus?... Dans le premier cas, on pourra encore parler d'œuvre, pour désigner ce modèle unique. Mais pas dans le second. Une œuvre est nécessairement un terme de référence commun à plusieurs interprétations.
Quoi qu'il en soit, cette conception de l'œuvre, et la tripartition proposée en introduction, permettent à Nattiez de poser de manière originale la question de l'interprétation fidèle. Il s'agit, bien sûr, de fidélité à l'œuvre. Pour la musique écrite, le compositeur avait probablement une certaine conception de l'œuvre, en écrivant sa partition. On pense souvent qu'une bonne interprétation devrait se rapprocher de l'intention du compositeur. [Ce n'est pas du tout évident: on pourrait aussi bien soutenir que la bonne interprétation est celle qui procure du plaisir à l'auditeur, même si elle s'écarte de ce que le compositeur avait initialement imaginé. ] La question ne vaut pas que pour la musique écrite. Pour une musique de tradition orale, on remplace habituellement le terme «fidélité» par «authenticité» mais la problématique est la même: il y aurait une intention, une ambiance, une spiritualité, qui donnerait naissance à une musique ; le jeu de différents interprètes serait plus ou moins authentique, selon qu'il se rapproche plus ou moins de cette intention/ambiance/spiritualité.
Cela, c'est un peu le sens courant. Mais pour un sémiologue, les choses sont beaucoup plus compliquées. Nattiez montre la complexité de cette question en prenant le cas de Wagner.
[Citation p.103-105].
Interprétations multiples d'une œuvre
Dans cette perspective, le jugement d'authenticité ou de fidélité d'une performance musicale, consiste à confronter deux interprétations:
- une interprétation de la mise en scène et de l'exécution musicale (de ce qui se passe, de ce que les exécutants ont en tête, de leurs intentions, etc.);
- une interprétation de ce qu'est le «vrai» Wagner, de ce qu'est l'«essence» de l'Anneau des Nibelungen, [et pour extrapoler:] de ce qu'est la «vraie» culture Peule, de ce qui est l'«essence» du théâtre nô, etc.
Autant dire que le jugement d'authenticité emprunte des chemins complexes. J'ajouterai [mais ce n'est pas une conclusion de Nattiez] que pour parler d'authenticité, il faut croire à l'existence d'une œuvre: d'un modèle partagé, auquel pourraient se rapporter les différentes exécutions. Comme nous l'avons vu, cette notion vacille lorsqu'on parle de musiques de tradition orale. Or ces musiques sont la majorité des musiques pratiquées de par le monde (l'écriture musicale est une exception qui, même dans les pays occidentaux, n'a toujours concerné qu'une portion réduite de l'activité musicale).
L'ouvrage de Nattiez soulève de la sorte beaucoup d'autres questions fondamentales pour la musicologie: qu'est-ce qu'une analyse musicale juste, le jugement esthétique est-il universel, qu'est-ce qu'un rythme, qu'est-ce qu'une métrique?... Ces questions sont toutes très pertinentes pour une approche musicologique. Certaines le sont un peu moins, pour une anthropologie de la musique. Mais dans l'ensemble, les propositions de Nattiez, qu'il développe dans ce livre mais aussi dans de nombreux articles, ont constitué un jalon important dans les recherches récentes en ethnomusicologie.