Cours donné à l'Université Paris-X, 2e semestre de l'année 2007, dans le cadre du module "Qu'est-ce que l'ethnomusicologie?" (L2 SSA), sur:
G. Rouget. La musique et la transe. Esquisse d'une théorie générale des relations de la musique et de la possession. Paris: Gallimard, (1990 [1re éd. 1980]).
(Texte seul, sans les images ni les sons du cours.)
- Transe et extase
- Symptômes et conduites
- Chamanisme et possession
- Possession et obsession
- Possession, inspiration/communion
- Transe divinatoire et médiumnisme
- Transe initiatique
- Résumé
[À propos du sous-titre: le livre ne parle pas seulement de « possession » au sens que lui donnera Rouget plus loin.]
Exergue de la première partie:
Tant qu'on ne voudra considérer les sons que par l'ébranlement qu'ils excitent dans nos nerfs, on n'aura point les vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs.Rousseau, Essai sur l'origine des langues.
C'est l'une des thèses importantes de Rouget: la musique n'agit pas par de manière mécanique, par un simple effet biologique des sons perçus, mais de manière culturelle. Il s'oppose en cela à d'autres théories de son temps, qui affirmaient que la transe était due aux décibels des tambours, à l'accélération des rythmes, à la parenté entre certaines ondes musicales et des ondes «du cerveau», etc.
Rouget, lui, entend montrer les déterminants culturels des rapports entre transe et musique. Comme on peut le voir, d'après la citation de Rousseau qu'il place en exergue de la première partie, l'idée n'est pas nouvelle. Mais à l'époque où il écrit ce livre, elle n'est pas encore pleinement acceptée.
Définitions
Nous considérerons que [la transe est] un état de conscience qui a deux composants, l'un psychophysiologique, l'autre culturel.
(p. 39)
La transe peut être observée dans toutes les sociétés ou presque. À ce titre, elle est une disposition innée de l'être humain. Cependant, elle se manifeste dans des contextes et selon des modalités très diverses. De ce point de vue, la transe est régie culturellement.
Plus loin, Rouget précise son hypothèse, quant au versant psychophysiologique de la transe. Au niveau biologique, celle-ci naît d'un débordement d'affects, d'une crise émotionnelle tellement forte qu'elle submerge le comportement intellectuel normal. Les émotions sont, on le sait, enracinées dans le corps (elles font pleurer, rougir, accélérer le cœur, donnent des frissons, la chair de poule, etc.). Elles sont, en cela, bien différentes de la cognition au sens le plus classique du terme (2+2=4, la France compte 60M d'habitants, le rouge est une couleur primaire, etc.). Rouget suppose que d'un point de vue biologique, la transe se produit lorsque les émotions du sujet submergent à ce point ses fonctions cognitives qu'il en perd le contrôle de son être. ce serait cette possibilité, inscrite dans le corps humain, qui expliquerait qu'on observe des phénomènes de transe dans des sociétés très différentes.
Transe et extase
Rouget se penche sur un type d'expérience mystique qui s'atteint dans la solitude, le silence et l'immobilité. Ce sont par exemple les illuminations de Ste Thérèse d'Avila, les visions des marabouts wolof du Sénégal (qui se retirent dans des grottes pour pratiquer un rituel particulier), les expériences de certains moines tibétains, atteintes, là encore, dans la réclusion...Ces pratiques sont accompagnées d'émotions fortes et sont souvent vécues de manière corporellement intense.
Pourtant, Rouget décide de ne pas les considérer parmi les phénomènes de transe. Il les appellera des «extases». Entre transe et extase, plusieurs oppositions [p. 52, modifié]:
Transe Extase Société Solitude Amnésie Souvenir Mouvement Immobilité Bruit Silence Sans crise Avec crise Pas d'hallucination Avec hallucination
Ceci étant, Pour G. Rouget, il y a des cas intermédiaires et en fait, une transition continue entre le pôle de la transe et celui de l'extase. Dans le reste de l'ouvrage, il ne parlera que du premier, puisque c'est le seul qui présente des affinités marquées avec la musique.
Symptômes et conduites
Les symptômes sont les effets visibles d'une perturbation vécue au niveau de l'«animalité»(au niveau biologique). Ce sont des réactions. Les conduites sont en revanche des actions, chargées de valeurs symboliques.
Exemples de symptômes de la transe:
- trembler,
- être parcouru de frissons,
- être pris d'horripilation,
- s'évanouir,
- tomber à terre,
- bailler,
- être pris de léthargie,
- être saisi de convulsions,
- baver,
- avoir les yeux exorbités,
- tirer une langue énorme,
- être atteint de paralysie d'un membre ou d'un autre,
- présenter des troubles thermiques,
- être insensible à la douleur,
- être agité de tics,
- souffler bruyamment,
- avoir le regard fixe,
- ...
Les conduites, elles se présentent [écrit Rouget] comme différents signifiants d'un même signifié. Par exemple:
- marcher sur des braises (sans se brûler),
- se transpercer le corps sans faire couler le sang,
- tordre des épées qu'on serait habituellement incapable de courber,
- braver le danger sans sourciler,
- manipuler des serpents venimeux sans être piqué,
- guérir des maladies,
- voir l'avenir,
- parler une langue qu'on n'a jamais apprise,
- posser des cris inhumains,
- se livrer à des acrobaties/contorsions dont on serait normalement inapable,
- composer des poèmes eb dormant,
- chanter des jours et des nuits sans s'interrompre,
- ...
Chamanisme et possession
Peut-être pourrait-on dire, en poussant l'opposition jusqu'à la caricature, que la transe religieuse étant essentiellement communication intime et dramatique avec, suivant les systèmes religieux concernés, les morts, les esprits ou les dieux, deux grands moyens s'offrent aux hommes pour la réaliser: ou bien ce sont eux qui se rendent chez les esprits, ou bien ce sont les esprits qui se rendent chez eux. (...) Dans le premier cas, c'est le chamanisme; dans le second, c'est la possession.(p. 67)
Pour Rouget, ce qui justifie cette distinction est donc le trait « voyage». Ce voyage, son sens et ses modalités, sont importants car ils influent directement sur le déroulement du rituel. [Rouget note cependant quelques cas de chamanisme où le voyage n'est pas évident: le chamane appelle des esprits qui viennent s'incorporer en lui. Mais même dans ces sociétés, on dit que les grands chamanes d'antan faisaient, eux, le voyage. Les chamanes d'aujourd'hui ont peur, sont moins bons, etc.]
Pour faire ressortir cette distinction, Rouget compare le chamanisme asiatique à la possession africaine. Plus précisément, il parle du chamanisme des Lapons, Eskimo, Tongouses, Yakoutes. Il s'appuye notamment sur une description d'une séance de chamanisme chez les Gold de Sibérie, par M. Eliade. [Citation de la description p. 70].
Pour la possession, Rouget parle du culte du zâr en Ethiopie, celui des rab au Sénégal, le culte des orisha et des vodun dans le golfe de Guinée et au Brésil, celui des basangu en Zambie, le culte hâú bòng au Vietnam, et les différentes formes de transe de Bali.
Dans les transes de possession, c'est toujours le possédé qui est la monture du Dieu, jamais l'inverse. La divinité ou l'esprit qu'incarne le possédé se substitue à son esprit normal. Il n'y a pas de coexistence, comme c'est le cas dans le chamanisme. Au final, trois traits de distinction:
Chamanisme Possession Hommes voyagent chez les esprits Esprits voyagent chez les hommes Sujet maîtrise l'esprit Sujet maîtrisé/remplacé par l'esprit Transe volontaire Transe involontaire
On peut aussi voir les choses sous un autre angle: dans le premier cas, le sujet change de monde tandis que dans le second, il change de personnalité.
Une fois de plus, Rouget insiste sur le fait que cette distinction ne doit pas être comprise de manière tranchée. Il y a des cas intermédiares entre ces deux pôles.
Possession et obsession
L'obsession ressemble à bien des égards à la possession. Mêmes symptômes physiques et mentaux. Mais elle débouche soit sur l'initiation, et l'entrée pleine et entière dans la possession, soit sur l'exorcisme (lorsque la possession est réprouvée ; cas des possédées de Loudun par ex.). L'initiation peut se résumer à l'identification du dieu ou de l'esprit responsable de la possession. Mais dans tous les cas, elle marque le passage d'un comportement anormal, inexpliqué, de l'ordre de la maladie brute, à un comportement socialisé, interprété comme la manifestation de telle ou telle puissance.
Possession, inspiration/communion
Un troisième grand type de transe est distingué par Rouget: celui où la relation entre le sujet et la divinité prend la forme d'une rencontre, mais sans incorporation, à proprement parler. Ce sont les transes des mystiques soufis, celles qu'on rencontre dans les mouvements pentecôtistes chrétiens...C'est ce que Rouget appelle les transes de communion ou d'inspiration.
Dans la communion, la transe est vraiment vécue comme une rencontre. Dans l'inspiration, c'est l'esprit qui arrive at s'incorpore au sujet, ce qui rapproche ce type de transe de la transe de possession. Toutefois, explique Rouget, il faut distinguer l'inspiration de la possession car dans le second cas, une part plus ou moins importante du rituel est destinée à identifier la divinité ou l'esprit responsable de la transe. Autrement dit, la transe de possession est identificatoire tandis que la transe d'inspiration ne l'est pas.
Pour Rouget, les transes de communion et d'inspiration sont deux type de transe proches, dans un même univers culturel: celui des religions fondées sur la transcendance (judaïsme, islamisme, christianisme). Nous pourrions ajouter que ce sont aussi, et plus simplement peut-être, les religions monothéïstes. Elles invalident d'emblée la question «quel dieu possède le sujet?»puisqu'elles ne reconnaissent, de toute façon, qu'un seul dieu. [Remarquer que dans les sociétés islamiques, chrétiennes ou juives, des transes de possession sont néanmoins possibles. C'est la possession par des esprits, des djinns, des saints...Mais c'est alors justement de possession au sens plein du terme qu'il s'agit, et non d'identification/communion.
Transe divinatoire et médiumnisme
Rouget distingue comme un type à part les transes dont le principal objectif est la divination. De nombreuses transes de possession peuvent donner lieu à des présages, des augures, etc mais certaines n'ont que cet objectif. Dans ce cas, Rouget parlera de transes divinatoires ou médiumniques.
Transe initiatique
Enfin, la transe initiatique est distinguée par Rouget comme un cas à part. C'est un état d'hébétude, d'atonie mentale, vécu par les adeptes d'un culte de possession avant ou après la possession proprement dite. C'est souvent l'état qu'on cherche à induire durant l'initiation au culte en question. C'est une «dépossession»de soi, qui précède et rend possible la possession par une divinité.
Gilbert Rouget a étudié en détail (en recueillant lui-même partie de ses données) le culte des vodun au Bénin. Il s'est intéressé en particulier à ce qui se passait durant la période d'initiation. [Initiées choisies ; recluses ; secret; chants quotidiens: actions de grâces, chants de quête; sortie publique.]
Gilbert Rouget, Musica reservata. Deux chants initiatiques pour le culte des vôdoun au Bénin, Paris: Palais de l'institut, 2006.
[Noter aussi la méthode, dans ce petit recueil: pages centrales occupées par une poésie et un fragment de transcription...Ce genre d'écriture n'apparaît pas du tout dans La musique et la transe. On peut croire cependant que la sensibilité esthétique de l'auteur guide son écriture, même celle-ci se veut «cartésienne», encyclopédique, démonstrative...En fait, beaucoup d'ethnomusicologues pensent que l'émotion subjective ressentie à l'écoute d'une musique, aide à la comprendre et à la décrire de manière objective.]
Résumé
Les grands types de transe distingués par Rouget:
- de possession,
- chamanique,
- inspirationnelle / de communion,
- médiumnique / divinatoire,
- initiatique (de «dépossession»).
C'est une typologie, plus qu'une classification. Il ne s'agit pas de ranger les faits de transes en catégories clairement distinctes mais d'isoler des types différents, entre lesquels on peut encadrer les données ethnographiques.
Pourquoi ces types plutôt que d'autres? On aurait pu, au fond, distinguer les transes en fonction d'autres critères. Par exemple, on aurait pu considérer leurs manifestations extérieures (s'accompagnent-elles ou non d'exploits physiques ? du parler d'une autre langue ? sont-elles réservées à l'un des deux sexes ? ou à une classe d'âge ? ...).
Tout au long cette première partie, le souci de Rouget est d'établir des distinctions pertinentes POUR LES RAPPORTS ENTRE TRANSE ET MUSIQUE. Les critères qu'il considère tiennent, pour la plupart, à la manière dont la transe est conçue: y -a-t-il un ou plusieurs dieux (car dans le second cas, il faut les identifier)? Est-ce le sujet en transe qui voyage ou des esprits viennent-ils le posséder ? Y a-t-il une longue initiation, qui crée un statut permanent, ou bien n'importe qui (ou presque) peut-il être possédé ? En fonction de la réponse à ces questions, le rôle attribué à la musique dans la transe sera, lui aussi, différent.