Cours donné à l'Université Paris-X, 2e semestre de l'année 2007, dans le cadre du module "Qu'est-ce que l'ethnomusicologie?" (L2 SSA), sur:
J. Blacking, How musical is man ?, University of Washington Press, 1973.
A été publié en français sous le titre Le sens musical, aux Éditions de Minuit. La traduction est cependant médiocre.
(Ci-dessous, notes et quelques images, mais sans les sons accompagnant le cours)
How musical is man? (J. Blacking)
Plan
- Biographie
- Le fait musical et ses déterminations
- Créativité comme transformation
- Universalité de la musique?
Biographie
1928-1990. Né en Angleterre. Service militaire en Malaisie. Fasciné par le pays, il y apprend le Malais (ce n'était pas dans les habitudes de tous les militaires!). Il passe son doctorat d'anthropologie à Cambridge et se forme à l'ethnomusicologie à Paris, au Musée de l'Homme, sous la direction d'André Schaeffner.
Il travaille ensuite pour l'armée, en tant que consultant aux affaires civiles. En fait, ce fut un travail de courte durée. Blacking est envoyé en Malaisie (où il espère étudier les cultures indigènes) mais se voit limoger après 6 jours, suite à une altercation avec les autorités militaires.
Il trouve un poste de professeur à Singapour mais le manque de moyens ne lui permet pas de poursuivre ses recherches. Il apprend alors que Hugh Tracey a reçu une somme importante d'argent et qu'il cherche un collaborateur pour l'aider à effectuer des enregistrements en Afrique. Blacking se porte candidat et les deux hommes partent pour l'Afrique du Sud. Blacking y restera 15 ans, jusqu'à ce qu'il se voie interdit de séjour dans le pays (en raison, semble-t-il, de ses prises de position anti-apartheid).
Durant ce temps, il accompagne Hugh Tracey pour diverses missions de collectage. Mais cette méthode (où les ethnologues restent justent le temps d'effectuer les enregistrements) lui paraît insuffisante. Il parvient à persuader Tracey de le laisser appliquer ce qui était, alors une méthode que seuls les anthropologues adoptaient: l'immersion prolongée dans la culture étudiée. C'est ainsi qu'il passa deux ans (de 1956 à 1958) chez les Venda.
Ce fut son principal séjour de terrain. Il lui permit d'écrire un livre célèbre en 1967, Venda Children's SongsHow musical is Man, où les Venda sont aussi très présents. Il publia ensuite d'autres livres, un peu moins connus, un très grand nombre d'articles dans les revues de spécialité, et il enseigna l'ethnomusicologie, dans plusieurs universités. et un autre, encore plus fameux,
Plan du livre
Commenter l'arc de cercle/renversement de perspective. Mon plran sera un peu différent. Je parlerai surtout du premier et du quatrième chapitres.
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Humanly organized sound
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Music in society and culture
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Culture and society in music
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Soundly organized humanity
Le fait musical et ses déterminations
Musique définie comme un trait de l'espèce humaine. [Indépendemment, donc, des groupements locaux.] Repose sur la capacité de percevoir des «ordres soniques»(sonic orders), et sur celle, un peu différente sans doute, de les reproduire.
Corps, gestes, instruments
Ex.: Kalimba et ndimba
Ce sont les jeunes garçons qui jouent du kalimba. Le ndimba est un instrument d'adultes. Ce qui sort du kalimba ne ressemble pas aux autres mélodies des Nsenga. L'analyse montre cependant que les pouces des mains droite et gauche jouent des polyrythmies typiquement Nsenga. Les rythmes de chacun des pouces s'imbriquent d'une manière qui est fréquente dans le musique Nsenga. Mais en général, ces imbrications sont le fait de plusieurs musiciens et non d'un seul.
Le ndimba a un clavier différent. Cette dispositions lui permet d'accompagner des chants. Il est donc un instrument plus «social» et de fait, plus valorisé par les Nsenga. Cependant, le ndimba est aussi plus difficile à jouer, du fait de cette disposition qui ne permet pas une imbrication aussi poussée des pouces des deux mains [commenter]. Au final, ce qu'on entend est moins complexe.
Les polyrythmies des jeunes garçons sur leurs kalimbas font figure d'«avant-garde»expériementale -- dit Blacking -- par rapport aux chansons plus conventionnelles que chantent les adultes, accompagnés des ndimbas.
Ndimba et kalimba
EX.: Flûte Nande du Butembo (Zaïre)
[Tension-détente dans la musique classique.] Ici, tension serait le la, détente serait le sol. Mais Blacking montre une autre interprétation possible, en prenant en compte la manière dont cette mélodie est jouée. Il oppose à la tension/détente «sonique»[dont on n'est pas sûr, par ailleurs, que les auditeurs locaux la perçoivent ainsi], une tension/détente «physique», liée au fait de boucher ou déboucher les trous. Comme c'est le genre de musique intimiste, que l'on joue pour soi plutôt que pour un auditoire, il n'est pas évident de trancher entre le plaisir lié aux sons produits et celui lié aux mouvements effectués pour produire ces sons.
EX.: Ocarinas venda
Les deux exemples qui précèdent soutiennent l'idée que la musique est en partie déterminée par des considérations physiologiques. Plus précisément, les possibilités motrices du corps humain se combinent à la configuration particulière des instruments de musique pour déterminer, en partie, ce qui peut être joué, ce qui est difficile et ce qui vient presque de soi-même «sous les doigts»...
Cependant, au delà de ces déterminations mécaniques, il y a aussi un système musical «idéal», en ce sens qu'il ne dépend pas des aléas de la matière. C'est ce que Blacking montre en étudiant les paires d'ocarinas zwipotoliyo.
Les jeunes filles confectionnent ces ocarinas à partir de coques de fruits. Elles y percent trois trous: un pour souffler et deux trous de jeu, qu'elles bouchent avec les doigts. Les hauteurs des sons obtenus varient évidemment avec la taille de la coque et celle des trous. Par ailleurs, les musiciennes peuvent aussi faire varier ces hauteurs en inclinant l'instrument et en soufflant plus ou moins fort.
Blacking adopte alors une approche «expériementale». Il demande à plusieurs jeunes de choisir, parmi plusieurs ocarinas, les paires qui leur semblent les plus satisfaisantes. Il met ainsi en évidence certains principes fondamentaux du système tonal et harmonique des Venda. Même si la réalité musicale ne se plie pas toujours à ces principes, elle tend vers eux de manière idéale.
D'un autre côté, le fait que ces hauteurs idéales ne soient pas toujours atteintes (car en pratique, les musiciennes jouent avec les fruits qu'elles trouvent) montre aussi que les intervalles ne sont pas un paramètre essentiel. Le contour mélodique et la coordination rythmique des deux instruments est encore plus importante.
Le sens de la musique n'est donc pas forcément dans «ce qu'on entend». Sur un donné sonore, il y a toujours plusieurs interprétations possibles. En fait, il y en a potentiellement un nombre infini (il y a une infinité de manières de comprendre une forme sonore). La musique jouée sur les mbira peut être vue comme une mélodie ou comme une polyrythmie. Les tensions/détentes dans le jeu de la flûte Batembo n'apparaissent pas aux mêmes endroits selon qu'on regarde le geste musical ou son produit sonore. Dans le jeu des ocarinas zwipotoliyo, un système scalaire idéal se réalise de différentes manières. Là encore, on peut interpréter la pièce comme une mélodie ou comme une manière, pour les musiciennes, de coordonner leurs movements respiratoires...
L'idée de Blacking est que certaines de ces interprétations sont plus pertinentes que d'autres. Plus on se rapproche de ce que les musiciens ont en tête, plus l'interprétation est pertinente. De même, dans la musicologie classique, plus on se rapproche de ce que le compositeur a voulu placer dans sa musique, plus l'interprétation est valable. [C'est du moins ainsi que Blacking pose le problème.]
Dans ce cas, il est possible d'écarter certaines interprétations en prenant en compte des informations sur les conditions matérielles de production de cette la musique (le geste musical) ou sur le système musical global de la société en question...Cela ne permet pas forcément d'arriver à une interprétation unique (ce n'est pas forcément le but d'ailleurs) mais d'orienter la compréhension en écartant des interprétations trop ethnocentriques ou anachroniques, etc.
Créativité comme transformation
Blacking propose une théorie de la créativité musicale, qu'il introduit par une analogie avec la grammaire générative. [Présentation de Chomsky...]
Structures profondes / structures de surface en grammaire
Certaines expressions linguistiques ne peuvent être vraiment comprises que dans un contexte plus large. Il ne s'agit pas de ces messages qui font référence à une situation donnée. Il ne s'agit pas non plus des cas où un mot peut avoir plusieurs sens. Ce dont parle Blacking, en reprenant les théories de Chomsky, c'est d'expressions comme l'« amour de Dieu»(en anglais, un exemple similaire est «the shooting of the hunters»). «L'amour de Dieu»pourrait faire référence aussi bien au fait que Dieu aime, qu'au fait que l'on aime Dieu. (En anglais, «the shooting of the hunters»pourrait signifier que les chasseurs tirent, ou qu'ils se font tirer dessus).
Bien sûr, le contexte d'élocution permet en général de trancher entre ces interprétations. Mais ce qui intéresse Chomsky (et Blacking à sa suite) est la manière dont l'ambiguïté survient. Dans sa théorie, une expression comme l'amour de Dieu est une transformation d'une autre proposition: au choix, soit «Dieu aime», soit «on aime Dieu». Lorsque nous comprenons la phrase, nous comprenons cette transformation. Lorsque l'expression est prononcée dans un contexte linguistique normal, nous ne pensons pas un instant qu'elle pourrait avoir deux interprétations. Nous allons directement vers la structure profonde la plus probable dans le contexte d'élocution.
Quelques exemples d'ambiguïté grammaticale en français:
- Pierre aime mieux Paul que Jean.
- Quel auteur cite cet essai?
- J'ai vu manger les chiens.
- Il m'a demandé de commencer tout de suite.
- Jean propose à Jacques d'écrire un article pour son journal.
- Il attend la nuit.
- Écrivez moi si vous comptez venir me voir.
- J'ai tué l'homme à la carabine.
- Il couvre la corbeille de fleurs.
- Un professeur de droit allemand.
- Je l'ai quitté joyeux.
- C'est le fils de cette femme qui a fait tant de mal.
- Le magistrat juge les enfants coupables.
- J'ai trouvé le livre intéressant.
- Je ne suis pas venu à cause de votre maladie.
- Jean a battu Paul, et Pierre aussi.
Cela montre, explique Chomsky, que la grammaire ne consiste pas simplement à combiner, selon certaines règles, des mots appartenant à des classes (substantifs, verbes, adjectifs, etc.). La même structure de surface (la même combinaison) peut correspondre à deux structures profondes radicalement différentes. Entre «j'ai vu les chiens mangER»et «j'ai vu les chiens être mangés»il y a un monde de différence. Ce n'est pas simplement une différence de sens. C'est grammaticalement, aussi, que la phrase n'est pas la même (voix active dans un cas, passive dans l'autre). Simplement, explique Chomsky, ces deux structures profondes, habituellement bien différentes, sont, dans ce cas, recouvertes par une même structure de surface. C'est là, à grands traits, l'une des propositions importantes de la grammaire générative.
En musique
Blacking reprend cette proposition et l'adapte à la musique. On peut, explique-t-il, imaginer que la musique consiste à combiner des notes ou des motifs musicaux, selon certaines règles. Ce serait comme croire que la grammaire est une simple affaire de règles établissant la place du sujet, du verbe ou du complément. Mais tout comme la grammaire de Chomsky, la musicologie de Blacking établit une différence entre des structures musicales de surface, et des structures profondes.
Ainsi, ces deux versions seraient le produit de la même «structure profonde». Blacking décrit cette dernière comme une séquence «harmonique»à laquelle les mots donnent un rythme...[Décrier au besoin: mélodie, rythme, harmonie (dynamique, timbre). La notion d'harmonie doit être employée avec beaucoup de prudence en ethnomusicologie. Ici, Blacking s'aventure quelque peu en parlant d'une sutructure «harmonique»de cette pièce. Mais on comprend ce qu'il veut pointer: le fait qu'il y ait des «centres de gravité»dans la mélodie, et que ceux-ci soient les mêmes dans toutes les variantes. Ainsi, malgré des différences de détail, toutes les variantes ont le même contour d'ensemble.]
Ex. 1.(37) et 2.(38)
Ex. 7.abcde (49)
C'est de la même manière que Blacking explique le fait qu'on puisse reconnaître le style d'un compositeur: au delà des structures de surface, différentes d'une œuvre à l'autre, se dessinent des structures profondes plus durables. C'est aussi de cette manière que la cohérence du style musical d'une société peut être expliquée: les mêmes structures profondes se réalisent dans différentes formes sonores.
Blacking fournit aussi une démonstration de l'inverse: non plus la même structure profonde dans diverses structures de surface mais des structures de surface similaires qui s'avèrent être le reflet de structures profondes bien plus éloignées. C'est ce qui correspondrait directement aux ambiguïtés linguistiques mentionnées précédemment.
L'argument de Blacking est un peu technique. Cependant, son principe peut être formulé de manière générale. Blacking considère plusieurs chants du répertoire enfantin. Ceux-ci paraissent plutôt semblables entre eux. Ils emploient, par ex., les mêmes échelles. Blacking affirme que ces chants sont des transformations de pièces du répertoire des adultes. Il s'appuye pour cela sur une hypothèse, plus ou moins plausible: ce que chantent les enfants dérive de la musique qu'ils entendent autour d'eux. Ces rapports entre le chant enfantin et les pièces du répertoire des adultes peuvent être retrouvés à partir des courbes mélodiques des uns et des autres. Les pièces des adultes qu'il considère sont précisément des pièces jouées par des ensembles de flûtes. Mais ces pièces là sont bien distinctes, contrairement aux chants enfantins. Par exemple, certains chants pentatoniques sont la transformation de pièces pentatoniques mais d'autres sont des transformations de pièces heptatoniques. On a donc des structures de surface similaires (un comptine pour enfants dans un mode pentatonique) qui réalisent, en fait, des structures profondes plus différenciées. Nous sommes alors dans le même cas que l'ambiguïté linguistique.
L'argumentation de Blacking passe par une analyse de transcriptions. Sur le papier, elle est plus ou moins convaincante. Mais les exemples sonores ne sont pas très parlants...je vous propose donc de nous en tenir, sur ce point, au principe général de l'argument de l'auteur.
Deux idées se dégagent:
- Tout d'abord, entre la musique «de surface», celle qu'on entend et les structures profondes qui lui donnent néissance, le rapport n'est pas nécessairement linéaire, ni prévisible. Il y a des écarts profonds qui se rapprochent en surface et vice-versa.
- En second lieu, il faut connaître l'ensemble de la culture musicale Venda pour comprendre ce qui se passe dans les chants des enfants. Réciproquement, les chants des enfants mettent en évidence des «ponts», des lieux de passage entre des formes aparemment très distinctes.
Les structures profondes ne sont pas nécessairement propres à la musique. L'idée de Blacking est que les processus cognitifs qui interviennent dans la production musicale sont également convoqués ailleurs, pour d'autres activités. Il parle par exemple du rôle de la respiration. Il montre aussi (nous avons vu les exemples) comment des musiques peuvent être déterminées, en profondeur, par la structure d'un instrument (cf. par ex. la comparaison mbira - ndimba). Enfin, l'organistion musicale doit nécessairement, explique-t-il, en rapport avec l'organisation sociale.
Puisque la musique est du son organisé par l'homme, il doit exister un rapport entre les formes de l'interaction humaine, et les formes sonores produites par ces interactions.
C'est là une hypothèse forte, qui donne un sens anthropologique à l'approche de Blacking.
Lien avec l'organisation sociale
Blacking emprunte volontiers à Marx sa conception du lien entre suprastructure et infrastructure[...].
La musique n'est pas un langage qui décrit l'apparence de la société mais une expression métaphorique des sentiments que suscite la société telle qu'elle est réellement. C'est un reflet et une réponse des forces sociales, qui résulte en particulier des conséquences de la division sociale du travail.
Il y a un corrolaire à cette affirmation: la musique ne crée pas des sentiments (en particulier des sentiments «sociaux»comme la fraternité). Tout ce qu'elle peut faire, c'est attirer l'attention sur des sentiments qui existent déjà, que les auditeurs connaissent et sont prêts à ressentir.
La musique ne peut changer les sociétés comme le peuvent les changements dans les techniques ou l'organisation politique. Elle ne peut faire agir les gens, à moins qu'ils y soient déjà disposés, socialement et culturellement. Elle ne peut leur instiller la fraternité, comme Tolstoï l'aurait souhaité, ni aucun autre état ou valeur sociale. Si elle peut faire quelque-chose c'est, au mieux, confirmer des situations qui existent déjà. À elle seule, elle ne peut causer des états nuisibles, comme certains auteurs l'ont suggéré. Mais elle peut rendre les hommes davantage conscients des sentiments qu'ils ont éprouvé, ne serait-ce que partiellement, en renforçant, rétrécissant ou élargissant de plusieurs manières le champ de leur conscience.
En ce sens, la musique n'est pas une échappatoire par rapport à la réalité. Ce n'est pas un domaine de l'imagination, au sens classique du terme. C'est, pour Blacking, une aventure dans un autre ordre de la réalité: dans une réalité -- écrit-il -- «spirituelle» (p. 28).
Pour soutenir cette affirmation, il considère les différentes manières de produire un même rythme, selon que la production implique un, deux ou trois musiciens. À chaque fois, même si le résultat est le même, en surface (et c'est ici de surface sonore qu'il s'agit), le geste musical est différent. Et surtout, l'imbrication des gestes est différente. Pour réussir à jouer une polyrythmie de cette sorte, les musiciens doivent se placer sous la coupe d'un «chef d'orchestre invisible»(c'est encore une expression de l'auteur). Cette sensation d'être partie d'un tout est une expérience au moins aussi importante, que le son effectivement produit. Si on s'en tenait au son, un musicien seul pourrait obtenir le même résultat. Mais l'essentiel en musique n'est pas toujours dans le son. L'expérience qui consiste à coordonner son mouvement à celui des autres, à se laisser mouvoir par eux, à les mouvoir à son tour...Cela peut être le type d'expérience sociale que les musiciens recherchent/accomplissent.
Universalité de la musique?
C'est la définition de base mais aussi le résultat de la démonstration: la musique est une capacité partagée par tous les hommes [le fait que le conhcept de musique ne le soit pas est, pour Blacking, d'importance secondaire]
Certaines structures profondes peuvent varier d'une culture à l'autre. Mais il existe aussi, pour Blacking, des structures «plutôt universelles». Ce sont celles qui sont le plus liées à des propriétés physiologiques ou aux propriétés cognitives partagées de l'espèce humaine.
De ce point de vue, l'étude de la musique devrait, explique Blacking, éclairer des aspects profonds de l'esprit humain. Elle est une activité relativement spontanée, qui s'appuye sur des processus largement subconscients. C'est l'une des propositions les plus fortes mais aussi les plus critiquées de Blacking.
Car on le sait, la compréhension musicale n'est pas universelle. Les Européens ont du mal à comprendre «spontanément»la musique chinoise. La musique de Mozart ne parle pas aux Kaluli de Nouvelle-Guinée (elle ne parle même pas aux musiciens tsiganes de Moldavie, j'en ai fait l'expérience). Les clarinettes tule des Wayampi suggèrent au premier abord, à la plupart des étudiants des sections d'ethnologie, des mugissements de bovins, davantage que de la musique (j'en ai fait l'expérience également). On pourrait multiplier les exemples de cette sorte, qui montrent que la musique n'est pas un mode de communication universel. Vous pourrez en faire vous-même l'expérience à la médiathèque de la Ville de Paris: choisissez au hasard un disque dans le bac Japon ou Chine, ou Sibérie ou encore, fôret Amazonienne, et voyez si vous parvenez à comprendre spontanément cette musique (passées peut-être les premières minutes d'émerveillement devant les timbres étranges...).
Blacking est parfaitement conscient de ces limites. Mais il fait aussi valoir qu'une musique peut être comprise sur des aires géographiques beaucoup plus larges qu'un mode de communication clairement culturel, comme le langage. Si vous prenez un disque au hasard, non plus dans le bac «musique chinoise»mais dans celui «musique indienne» (surtout si vous choisissez un disque de musique classique indienne) vous vous sentirez peut-être en terrain familier. La mélodie jouée par les interprètes, leurs rythmes, seront peut-être nouveaux mais la plupart des auditeurs avec lesquels j'ai pu tenter l'expérience ont l'impression de «comprendre ce qui se passe». De même, les rythmes africains peuvent émouvoir, aussi bien, des européens...Or pour expliquer cela, on ne peut invoquer une «culture commune» (qui relierait les européens aux indiens et au continent africain par exemple). Blacking estime que ce type de compréhension trans-culturelle s'explique par des «structures profondes» partagées. Ce ne sont naturellement pas les seules structures qui interviennent dans la production musicale mais pour Blacking, elles existent.
Importance politique de la musique
Sa thèse est audacieuse mais elle n'est pas démontrée. On vient de le voir: il y a des arguments en sa faveur et d'autres, qui militent contre elle. Quoi qu'il en soit, l'auteur n'a probablement pas tort lorsqu'il conclut sur la pertinence et l'utilité politique d'une étude anthropologique de la musique:
Dans un monde où le pouvoir autoritaire est maintenu au travers de la supériorité technique, et où cette supériorité est censée indiquer un monopole intellectuel, il est nécessaire de montrer que les véritables ressources de la technologie, celles de toute culture, ne peuvent être trouvées que dans le corps humain et dans l'interaction des corps humains.
(...)
Dans un monde comme le notre, fait de cruauté et d'exploitation, un monde dans lequel le clinquant et le médiocre prolifèrent à l'infini pour le seul profit commercial, il est nécessaire de comprendre pourquoi un madrigal de Gesualdo ou une Passion de Bach, une mélodie de sitar indien ou un chant africain, ou le Wozzeck de Berg ou le Requiem de guerre de Britten, ou le gamelan balinais ou l'opéra de Canton, ou une symphonie de Mozart, Beethoven ou Malher, peuvent être profondément nécessaires à la survie humaine, bien au delà du mérite qu'ils ont, peut-être, en tant qu'exemples de créativité ou de progrès technique.